Pourquoi faudrait-il standardiser les formats de données dans les logiciels de cave à vin ?

30/06/2025

La donnée, nouvel or noir du caviste – mais sous quelles formes ?

L’informatisation des caves à vin n’est plus une niche réservée aux grands domaines ou aux collectionneurs férus de tableurs : en France, selon Vinexpo/IWSR, plus de 2 millions d’amateurs gèrent aujourd’hui leur cave avec un logiciel ou une application (IWSR). Pourtant, l’incroyable vitalité de l’écosystème des logiciels de cave – plus de 100 solutions différentes rien qu’en Europe – s’accompagne d’un revers : le méli-mélo des formats de données. Chaque outil propose son propre système pour stocker, exporter ou importer les informations. Au fil du temps, déplacer sa base de bouteilles d’un logiciel à l’autre devient un cauchemar, sans parler des risques de perte.

Un simple exemple : un export CSV d’un logiciel X sera difficilement compréhensible ou complet pour l’outil Y, pouvant même altérer des informations cruciales (dates, emplacements précis, notes de dégustation…). Quant à la synchronisation avec d’autres services (applis mobiles, connecteurs domotiques, plateformes e-commerce), elle devient un sport de combat quand la donnée n’a pas un format reconnu.

Derrière la jungle des formats : quels problèmes concrets ?

  • Migration et portabilité : Passer d’un logiciel vieillissant à un autre moderne nécessite souvent de ressaisir la totalité de sa cave, ou d’accepter une perte d’informations (photos, millésimes rares, commentaires…)
  • Intégration impossible : Un restaurateur qui souhaite relier sa gestion de cave à son système de caisse ? Même problème. Les données ne « parlent » pas le même langage.
  • Propriété des données : L’utilisateur n’a pas toujours la maîtrise de ses propres informations, piégées dans des formats propriétaires.
  • Analyse et statistiques limitées : Exploiter des données issues de plusieurs sources devient un casse-tête, limitant l’innovation (analyses de consommation, détection d’opportunités d’achat/revente, suivi de la valeur des bouteilles…).

Les professionnels du secteur témoignent régulièrement sur ces obstacles. La Fédération Française des Cavistes Indépendants relève que « 45 % des caves informatisées déplorent des difficultés lors d’un changement de solution logicielle » (FFCAV).

Normes, standards et applications : de quoi parle-t-on exactement ?

Un standard de données, ce n’est pas simplement un format de fichier, c’est un ensemble structuré et documenté qui définit les types de champs (nom, millésime, cépage, quantité, lieu…), leur manière d’être codés (texte, nombre, date ISO…), et les règles de gestion (obligatoire, facultatif, valeurs attendues…).

  • Exemples de standards ailleurs : Le monde du livre utilise ONIX, celui de la musique l’ID3 Tag, le vin à l’international parle souvent EAN/GS1 [source : GS1] pour le suivi logistique, mais trop rarement pour la gestion privée de cave.
  • Sous le capot des logiciels de cave actuels : CSV, XML, formats maison cryptés (parfois même chiffrés), ou API en accès restreint.

Tableaux comparatifs : qui utilise quoi ?

  • Cave à Vin Pro™ : Export CSV ou XML, champs propriétaires
  • Vivino : Pas d’export natif. API réservée à certains partenaires
  • MaCaveEnLigne.fr : CSV partiel (liste brute, photos absentes)
  • CellarTracker : Export CSV assez complet, mais absence de cartographie des emplacements
  • Wine Owners : Formats plus riches, mais documentation partielle

Pourquoi la standardisation tarde-t-elle autant dans le vin ?

Les causes sont variées, et rarement évoquées en détail côté grand public.

  1. Des cas d’usages variés : Gestion familiale ou professionnelle, cave physique ou virtuelle, volume de 20 à 100 000 bouteilles – chaque besoin implique des champs différents.
  2. Peu de pression institutionnelle : À la différence du secteur bancaire (normes SEPA, ISO 20022), il n’existe pas d’obligation légale ni d’association de standardisation forte pour les logiciels de cave à vin.
  3. Fragmentation de l’offre : Une myriade de petits éditeurs, souvent focalisés sur leur propre base d’utilisateurs, avec peu d’échanges entre eux.
  4. Craintes économiques : Certains fabricants pensent (souvent à tort) que la fermeture de leur format permet de « fidéliser » le client, l’empêchant de migrer facilement vers la concurrence.

Pourtant, cet éclatement limite l’émergence d’un écosystème plus riche – et, paradoxalement, la pérennité des acteurs eux-mêmes.

Des tentatives timides : du format ‘open-source’ aux plateformes interopérables

Depuis 2018, quelques avancées notables laissent espérer des temps meilleurs pour les amateurs de données structurées :

  • CaveJSON : Un prototype de format ouvert reposant sur JSON, développé par une poignée de bénévoles sur GitHub. L’objectif : documenter tous les champs essentiels (identifiant, domaine, appellation, emplacement, photo, historique…). Utilisé pilote par le projet CaveManager, mais peu repris par l’industrie à ce jour.
  • APIs partagées : La plupart des nouvelles solutions haut de gamme proposent des API (Wine Owners, Vinou, OpenCellar), facilitant les intégrations… à condition de documenter les schémas de données, ce qui reste rare.
  • Echanges communautaires : Sur des forums spécialisés comme La Passion du Vin ou Verema, des utilisateurs mettent au point des scripts pour rendre interopérables leurs exports, à défaut de vraie standardisation industrielle.

On reste toutefois loin d’un ONIX du vin destiné à la gestion des caves privées. Notons néanmoins que l’initiative Millesima, un énorme négociant, expérimente un export normalisé pour lier les achats clients à des logiciels de cave externes. Preuve que la demande monte !

Quels bénéfices, concrètement, pour les utilisateurs et les professionnels ?

  • Portabilité garantie : Reprendre l’intégralité de sa cave d’un logiciel à l’autre en quelques clics, sans risque de perte.
  • Innovation : Connecter facilement différents outils (par exemple, relier sa cave à son assistant vocal ou à un capteur d’hygrométrie connecté).
  • Analyse avancée : Croiser ses données de cave avec les cours du marché, les fiches de dégustation en ligne, ou encore les historiques de température.
  • Sérénité : Conserver le contrôle, même si l’éditeur de son logiciel ferme ou change son modèle économique.

Quelques chiffres éclairants

  • Selon le cabinet XTC World, 63 % des utilisateurs de logiciels de cave à vin déclarent redouter de « perdre leur historique et description de bouteilles en cas de changement d’application » (XTC).
  • La réussite des plateformes ouvertes dans d’autres secteurs : dans le fitness connecté, la généralisation du standard FIT/GPX a permis une multiplication par trois du nombre d’applications interopérables en 5 ans (Garmin).

Vers la naissance d’un standard ? Propositions et perspectives

  • Définir le cœur du standard : Ce qui doit absolument figurer dans un export/import universel (nom, millésime, appellation AOC, localisation en cave, date d’achat, photo, notes personnalisées, niveau…).
  • Permettre des extensions facultatives : Capacité à ajouter des champs personnalisés pour répondre à des besoins pointus (température de conservation parfaite, niveaux de tanins, prix de marché au jour le jour…)
  • Impliquer éditeurs et usagers dans la co-construction : Un standard ne doit pas être dicté d’en haut, mais co-élaboré par ceux qui l’utilisent – à l’image d’ONIX pour les livres ou des standards HL7 pour la santé.
  • Ouvrir la documentation à tous : Un wiki, un dépôt GitHub ou à défaut un espace sur les forums spécialisés pour permettre retours, améliorations et visibilité.
  • Publier une ‘charte d’interopérabilité’ à laquelle les logiciels de cave pourraient adhérer (100 % compatible, compatible partiel, etc.), dans une logique de transparence et non de contrainte.

Il faut aussi tirer les leçons des tentatives peu abouties du passé : l’échec de WineXML (2007, projet abandonné par manque de sponsor), par exemple, montre qu’un standard ne prend pas seulement par la technique, mais aussi par la mobilisation d’une communauté, de relais professionnels et – parfois – le doux aiguillon d’une demande forte des clients.

La standardisation, pour qui, demain ?

Il est évident qu’on n’attendra pas un décret ministériel pour fixer le format idéal – et c’est probablement mieux ainsi. Mais une prise de conscience collective, renforcée par la transition numérique accélérée dans le monde du vin (traçabilité, blockchain, intelligence artificielle), rend inévitable l’émergence d’un format ouvert, ou au moins d’une interopérabilité minimale.

Que l’on soit amateur, restaurateur, caviste ou producteur souhaitant fidéliser ses acheteurs B2C, la capacité à dompter ses propres données devient un argument décisif. La standardisation est moins une menace qu’une promesse : celle de caves à vin toujours plus vivantes, communicantes et personnalisées.

À suivre : la naissance d’un collectif, peut-être piloté par l’une des grandes plateformes de gestion, ou mieux, par les utilisateurs eux-mêmes, pour bâtir enfin ce chaînon trop longtemps manquant du numérique œnophile.

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